Quelques pensées sur les Arts Martiaux Japonais

 

Quelques pensées sur les Arts Martiaux Japonais

 Par Nishioka Tsuneo

Menkyo kaiden, Shinto Muso Ryu Jo

 

Août 1994

 

 

 

 

Nishioka Tsuneo Senseï a été invité à participer au 6ème  Jamboree de la Fédération Internationale de Jodo à Hawaï en août 1994. Le Jamboree FIJ se tient tous les trois ans en divers lieux du globe. Au début du Jamboree, Nishioka Senseï a tenu une leçon sur divers aspects des Arts Martiaux et de la culture japonaise. Nous la retranscrivons ci-après parce qu’elle contient des références spécifiques au Shinto Muso-Ryu que le lecteur trouvera certainement intéressantes.

 

 

Commencer par Rei (le salut) et finir par Rei.

 

Je suis honoré d’avoir pu participer à ce gasshuku (stage) tenu par la Fédération Internationale de Jodo et intervenir en tant que conseiller technique. Ceux qui pratiquent avec moi au Japon partagent ce même sentiment d’être apprécié.

 

Au début de la pratique, je m’incline deux fois, je frappe deux fois les mains, et je m’incline encore une fois, toujours dans la même direction1. Vers qui et pourquoi fait- on ceci ? Au Japon, ces saluts sont normalement destinés à ses parents, à qui l’on doit notre propre existence. C’est une raison simple et claire, une vérité universelle à tous les

êtres humains. Sur un plan technique et spirituel, ces saluts sont destinés à son mentor ou enseignant, qui nous ont élevés techniquement et spirituellement.

 

Le présent stage est un gasshuku dont le but est rechercher et apprendre les techniques et l’esprit du Shinto Muso-Ryu Jojutsu. Par conséquent, je m’incline en direction de mon mentor et enseignant Shimizu Takaji Senseï. Bien que nous nous inclinions tous ensemble et selon la même forme, chacun peut le faire à des fins personnels ayant leur propre signification. Vous pouvez donc penser à votre enseignant quand nous nous inclinons tous ensemble. Les personnes vers qui chacun s’incline peuvent être diverses, mais le but est le même : s’incliner devant ses parents pour démontrer notre gratitude et devant son maître pour qu’il nous guide dans le futur et qu’il nous bénisse.

 

Je n’entends pas vous imposer ma propre interprétation du Rei. En ce qui me concerne, mon salut s’étend au fondateur du Shinto Muso-ryu jo, Muso Gonnosuke, à travers mon enseignant Shimizu Takaji Senseï. Au travers de mes parents et de mon enseignant, qui représentent pour moi des figures tangibles, mes pensées et mes prières peuvent atteindre mes ancêtres les plus lointains.

 

 

1 Le salut décrit est le salut traditionnel japonais à partir de la position seiza, seulement utilisé comme partie d’un salut plus formel.

 

 

 

Le mouvement, composé de deux inclinations, deux frappes des mains et puis encore une inclination, fait partie intégrante de la tradition japonaise et permet de prendre conscience des âmes et des personnes qui s’aiment et se respectent profondément. Les Japonais appellent les âmes de ces personnes kami (divinités). Il ne s’agit pas de “Dieu” dans le sens occidental (bien que souvent on le traduise ainsi par commodité). Cherchez de comprendre que c’est la façon dont les Japonais perçoivent les kami. En outre, ces

âmes, en japonais kami sama2 (kami honorables), m’apparaissent chaque fois que je les

invoque. Au Japon, nous disons que les kami descendent du Ciel. Si on ne possède pas cette sensibilité, on ne peut pas comprendre le Budo japonais.

 

Ce sont les âmes envers lesquelles nous démontrons de la gratitude, auxquelles nous adressons nos prières, desquelles nous respectons les volontés et pour lesquelles nous nous engageons à accomplir ces volontés. Le contenu des prières de chacun peut varier et il est normal que ce soit ainsi. Ce que j’ai décrit fait partie de la vie ordinaire au Japon. Et c’est dans ce contexte que le Budo a été préservé, raison pour laquelle le concept du rei en Budo est perçu comme important et précieux.

 

Les kata (formes prédéfinies) du Shinto Muso Ryu ont traversé quatre siècles d’histoire. Qu’est-ce que le Shinto Muso Ryu Jojutsu veut transmettre à travers eux ? La recherche de réponses à cette question et leur utilisation dans notre vie quotidienne était probablement le voeu de Shimizu Takaji Senseï, voeu qui trouvait son origine dans la recherche initiée par le fondateur, Muso Gonosuke. Nos prédécesseurs et enseignants qui ont cherché et sont parvenus à la compréhension de la recherche du fondateur, ou pour le moins son essence, ont laissé latentes les réponses sous forme de bujutsu kata, plutôt qu’au travers d’explications orales. C’est pour cette raison que les kata qui ont survécu doivent être correctement intériorisés pour en pénétrer l’essence. Il est nécessaire de rechercher, d’étudier, sans trêve, l’essence dissimulée dans les kata. Pour ce que j’en comprends, ceci est le but de la pratique et de la recherche de ce gasshuku. Je voudrais donc profiter de cette opportunité pour transmettre, autant que possible, le niveau de connaissance des techniques et de l’essence auquel je suis parvenu dans le Shinto Muso Ryu Jo. Si vous avez des questions ou si vous désirez clarifier un point que vous ne comprenez pas, n’hésitez pas à me le demander. Je suis ici pour étudier avec vous.

 

On n’étudie pas le Budo japonais pour apprendre une méthode efficace de blesser ou tuer les autres. Le Budo conduit le pratiquant à un plus haut niveau de moralité pour que, dans une situation de vie ou de mort, non seulement il puisse préserver sa propre vie, mais également celle de son ennemi. Ainsi parvient-on un idéal de vie : la réalisation du plus haut niveau d’humanité. C’est pour cette raison que, lors des démonstrations, les kata budo  japonais sont présentés en offrande aux kami, au fondateur et aux ancêtres.

 

Par mon salut, je vous présente ma compréhension du concept pour lequel le Budo

“commence et finit avec le rei”.

 

22 Sama est une forme honorifique de s’adresser à quelqu’un.

 

Que signifie le  fait que, dans le  Shinto, il  n’y ait aucun Sutra

(théologie écrite) ?

 

Dans le Shintoïsme, on trouve des rites de purification et de rei, mais il n’y a pas l’équivalent des Sutra bouddhistes, de la Bible chrétienne ou du Coran musulman. Je crois que c’est ce qu’il faut entendre quand il est dit que le Shinto ne possède pas de théologie écrite.

 

Nonobstant le fait que le contenu d’une prière soit différent d’un individu à l’autre, il est indéniable que, partageant l’existence avec d’autres, les gens désirent fondamentalement les mêmes choses : la sécurité pour leur famille, la santé, l’absence de calamités naturelles, une alimentation régulière et la perpétuation de leur propre descendance. En un mot, tout ceci reflète le désir d’une vie paisible. Fondamentalement, ces aspirations sont communes à tous les êtres humains. Toutefois, dans le Shinto, il n’existe aucune forme définie de paroles écrites ou chantées qui puissent supplanter l’enseignement. Il n’y a rien d’autre que prières et désirs sincères d’une vie paisible, librement exprimés en paroles par chaque individu. Je crois que ceci est à la base du Shinto japonais.

 

Indépendamment de ce qu’on est, on a été engendré par nos parents et l’on s’est développé en tant qu’homme ou femme. La génération suivante se crée naturellement par la croissance d’un groupe de personnes des deux sexes. Ce cycle est l’axe incontournable autour duquel des enfants ayant hérité de la vie paisible générée par leurs parents développe une culture. Je crois que vivre en paix est une aspiration partagée par tous, c’est-à-dire sans ingérence d’autrui ou de nous-mêmes sur les autres. Je crois que c’est le caractère fondamental, universel commun à tous les êtres humains.

 

Il est indispensable, de nos jours, de réfléchir calmement sur le fait que toutes les religions, excepté le Shinto, sont mutuellement exclusives. Le Shinto, comme les autres religions, s’associe aux prières pour la paix et la justice, mais il n’a pas vocation missionnaire. Il ne contraint personne à se convertir, ni ne condamne aucune religion. Il est intrinsèquement et totalement différent des religions agressives qui cherchent à s’imposer sur les autres.

 

L’esprit du Budo japonais, qui a été formé dans ce type de contexte historique, doit dépasser celui du simple bujutsu dont la finalité universelle est tuer. Nous devons nous efforcer d’apprendre et d’atteindre sans relâche le message matérialisé par le fondateur au travers des kata qui ont survécu jusqu’à nous comme bujutsu. Une fois qu’on écrit un texte, on est limité par les paroles et ce qu’elles enseignent. De surcroît, les paroles nécessitent d’autres paroles pour être expliquées. Par conséquent, la théologie écrite produit d’autres théologies. Mon interprétation du Shinto est qu’il doit être un fait intentionnel qui ne soit produit par aucune théologie puisque, en admettant que ses fondements soient compris, il autorise l’émergence d’une libre manifestation de son propre intellect.

 

Shimizu Takaji Senseï estimait particulièrement l’entraînement physique parce qu’il permet de réviser les bases, c’est-à-dire les principes. Quand, en juillet 1976, Nakajima Asakichi et Kaminoda Tsunemori publièrent le livre Shinto Muso Ryu Jodo Kyohon, avec texte et photographies, avec l’intention de décrire le “Shinto Muso Ryu Jodo”, Shimizu Senseï les assigna en justice parce que le texte avait été complété sans son

 

 

 

autorisation. En tout cas, je veux que tous sachent que, plus tard, il changea d’avis et ajouta un épilogue au livre, comprenant que la conjoncture le rendait inévitable.

 

Je sens moi-même que ce sérieux problème retombera lourdement sur mes épaules. La raison en est que l’essence de certaines choses ne peut être exprimée par les écrits. Il s’agit de quelque chose de trop subtile et, à moins d’en avoir saisi l’essence, ce qui est compris n’est pas vraie connaissance.

 

Au contraire, l’existence d’une théologie écrite peut devenir un obstacle dans la tentative d’en saisir correctement l’interprétation, en empêchant le cheminement naturel et direct de l’esprit. Encore une fois, je ne peux faire autrement que penser qu’il existe une raison profonde pour laquelle le Shinto n’a créé aucune théologie écrite. Le Shinto nous a laissé les kata (rites de purification et de rei), plutôt qu’une théologie écrite.

 

Quelle est donc l’essence cachée dans les kata du Shinto Muso Ryu que nous ayons encore aujourd’hui ? La recherche et la compréhension de cette essence sont la pratique même. Je suis convaincu que dans le vieux dicton “keiko  shokon” (littéralement : apprendre du passé pour donner vie au présent) la parte “shokon” signifie utiliser la pleine compréhension de l’essence dans la vie d’aujourd’hui. Ces quatre kanji (idéogrammes chinois) sont unis et, sans la partie “shokon”, le dicton serait incomplet. S’il devient comme ça, il faut sérieusement réfléchir sur soi-même.

 

Que sont les kata ?

 

Quelle est la signification du bujutsu (shinken shobu – combat à mort) qui est latente dans les kata ?

 

Uchidachi et shidachi dans les kata bujutsu ?

 

Je voudrais partager mon interprétation des points ci-dessus, interprétation mûrie par des années d’étude du Shinto Muso Ryu jojutsu. Je serais comblé si chacun pouvait réapprendre du début après avoir recherché et clarifié ces points par le biais de la pratique durant ce gasshuku.

 

La pratique commence avec les kihon (mouvements de base du Shinto Muso Ryu jojutsu) et se poursuit avec omote, chudan, ran-aï, kage, samidare, gohon no midare, okushiaiguchi et également avec le sabre du Shinto Ryu kenjutsu, avec l’Uchida Ryu tanjojutsu, l’Ikkaku Ryu juttejutsu et l’Isshin Ryu kusarigamajutsu.

 

Le mot kata s’écrit de deux façons en japonais : “forme” et “modèle”. Je me demande quelle est vraiment la différence. Je crois que la différence entre bujutsu et budo est la même qu’entre technique et spiritualité. C’est une différence de taille. Comment se disent les mots “seishin” (esprit) ou “kokoro” (cœur) dans les autres langues ? En japonais, “kokoro” signifie aussi une façon de penser.

 

La qualité “shinken shobu” du bujutsu est une question de vie ou de mort. Pour les êtres humains, la vie et la mort sont l’ultime préoccupation des religions. Pour cette raison, qui pratique Shinto Muso Ryu jojutsu doit considérer la partie “shinto” du nom du Ryu (tradition). Qui pratique Shinto Muso Ryu jojutsu pratique aussi le Shinto. Et j’espère qu’il le fait en conduisant une recherche sur le Budo à travers l’entraînement en bujutsu, qui fait partie intégrante de la culture japonaise.

 

Mon problème est savoir si j’ai l’habilité que tous attendent pour pourvoir à un enseignement approprié. Étant donné que son appréciation est conditionnée au degré de satisfaction de votre attente, je vous demande de ne pas hésiter à saisir l’opportunité de pratiquer avec moi. J’enseignerai, à l’aide de démonstrations et d’explications, ce que j’ai hérité de Shimizu Takaji Senseï pour vous donner satisfaction, tant sur le plan technique que spirituel. Mais si, par incapacité, je ne suis pas en mesure de vous satisfaire, j’entends dans tous les cas prendre la responsabilité de vous donner des suggestions à utiliser comme guide pour vous diriger dans la bonne direction.

 

J’entends par kata la manifestation des kihon et le point de départ. Le bujutsu est un combat à mort et, face à l’impossibilité d’en exprimer l’essence à l’aide de photographies ou d’explications, nous pouvons seulement le comprendre avec le corps au travers de la pratique des kata. Pour cette raison, nous tenons successivement dans la pratique les rôles de uchidashi et de shidachi. Quand j’ai réfléchi sur ces sujets d’importance, j’ai publié un livre intitulé “Mentalité du Budo”, dont un chapitre traite de “Uchidachi et Shidachi”. Je voudrais que vous le lisiez tous, sauf qu’il est seulement

disponible en langue japonaise. J’espère qu’un jour il pourra être traduit.3

 

 

 

Traduit par Miho Lloyd – July 28, 1994

 

 

 

Traduit de l’anglais par Lorenzo Trainelli

Traduit de l’italien par Daniel Leclerc

 

 

 

Copyright (C)1999 Phil Relnick/Woodinville  Seiryukai. All rights reserved.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3 Le chapitre « Uchidachi et Shidachi, » est disponible en anglais dans le livre Sword & Spirit, Koryu

Books. Il est également disponible en français à la page “articoli” du site http://www.idam.too.it